L’histoire de l’immigration au Québec : au-delà de l’idée de menace ?

Dans cet article, Victor Piché explore l'évolution de l'immigration au Québec et les implications sociopolitiques au fil du temps.

Écrit par Victor Piché

Mis en ligne le 29 novembre 2022

Introduction

L’histoire de l’immigration constitue une porte d’entrée stratégique pour comprendre une société. Les débats qui ont cours au Québec ne peuvent se comprendre sans un détour dans l’histoire. Ce texte propose une synthèse historique reposant sur trois questions fondamentales.

Première question : qu’entend-on par « histoire du QuĂ©bec » ? Dans ce texte, nous adoptons une approche territoriale : le territoire « quĂ©bĂ©cois » a recouvrĂ© plusieurs rĂ©alitĂ©s politiques et administratives et l’histoire de l’immigration doit en tenir compte. Cette histoire se confond souvent Ă  la « crĂ©ation » du Canada confĂ©dĂ©ral (1867) et mĂŞme parfois aux annĂ©es d’après-guerre (depuis 1945). Cette pĂ©riode historique est certainement très importante et elle occupera beaucoup de place dans notre texte.

Mais, pour être complète, l’histoire de l’immigration au Québec doit commencer par les premières grandes migrations fondatrices, celles qui ont vu s’établir au Canada et au Québec des peuples que nous regroupons aujourd’hui sous le vocable « autochtones ».

Deuxième question : Ă©tant donnĂ© que l’immigration concerne surtout le territoire montrĂ©alais, pourquoi parler du QuĂ©bec dans son ensemble ? La rĂ©ponse est politique : certes, c’est MontrĂ©al qui a reçu historiquement l’essentiel de l’immigration, mais les politiques d’immigration demeurent l’affaire des deux paliers de gouvernement — fĂ©dĂ©ral et provincial.2

La troisième question dĂ©coule de la première : sur quelle forme ou quelle pĂ©riodisation faire reposer ce travail de synthèse ? L’immigration est intimement liĂ©e Ă  la notion de contrĂ´le du territoire : qui peut y entrer et en quel nombre. C’est ce critère que nous utilisons pour distinguer sept pĂ©riodes.

La première période concerne les grandes immigrations fondatrices, celles qui ont participé à l’établissement sur le territoire québécois de nombreuses populations autochtones. Il n’est pas possible de déterminer le début de cette période, mais, en raison du critère choisi, elle se termine avec l’implantation d’un gouvernement colonial français (1608-1760), qui correspond à la deuxième période. La troisième débute avec la conquête anglaise et l’implantation d’un gouvernement impérial britannique qui durera jusqu’en 1867.

La quatrième pĂ©riode va de 1867 Ă  1968 ; elle est caractĂ©risĂ©e par un rĂ©gime migratoire discriminatoire et raciste essentiellement contrĂ´lĂ© par le gouvernement fĂ©dĂ©ral. Historiquement, une facette clĂ© de la politique d’immigration est son caractère discriminatoire. Pendant les 360 ans couvrant les trois pĂ©riodes prĂ©cĂ©dentes (1608-1968), les politiques d’immigration Ă©taient foncièrement discriminatoires, fermant la porte aux protestants, puis aux Français et enfin aux populations noires et asiatiques.

Ă€ partir de 1968, le rĂ©gime migratoire change du tout au tout : il est dĂ©sormais basĂ© sur les compĂ©tences plutĂ´t que sur les prĂ©fĂ©rences ethniques. Cette cinquième pĂ©riode voit le QuĂ©bec devenir un acteur important dans la dĂ©finition de la politique d’immigration. Cette pĂ©riode se termine en 1990, avec l’adoption par le QuĂ©bec d’une politique d’immigration et d’intĂ©gration rĂ©solument « pluraliste ».

Ainsi, la sixième pĂ©riode couvre les annĂ©es 1990-2018. L’annĂ©e 2018, septième et dernière pĂ©riode, coĂŻncide avec l’arrivĂ©e au pouvoir du gouvernement de la Coalition Avenir QuĂ©bec et constitue une rupture avec la pĂ©riode pluraliste prĂ©cĂ©dente.

Les Premières Nations et les immigrations fondatrices : avant 1608

Sur cette immigration, nous connaissons peu de choses. Nous savons que le territoire québécois a été habité par des populations que nous appelons aujourd’hui les peuples autochtones ou les Premières Nations et que cette présence remonte à plusieurs milliers d’années (10 000 ans ?). Il y a également consensus que ces populations ont migré en Amérique par couches successives.

Par contre, les origines de ces migrants font encore aujourd’hui l’objet de plusieurs hypothèses, l’hypothèse « asiatique » étant la plus répandue. Quoi qu’il en soit, ces migrations ont constitué les premières formes d’établissement sur le territoire québécois.

Durant cette période, le contrôle des territoires, fondement de toute politique d’immigration, n’avait pas une forme centralisée, chaque groupe défendant son territoire. Les nombreux conflits et guerres témoignent de l’intérêt stratégique pour tout groupe de maintenir l’accès aux ressources nécessaires pour sa survie, voire de l’augmenter par des guerres territoriales.

Le RĂ©gime français ou une immigration d’invasion et de colonisation : 1608-1760

Les contrĂ´les des territoires quĂ©bĂ©cois par les autochtones prennent fin avec l’arrivĂ©e des Français. La politique d’immigration sous le RĂ©gime français se ramène Ă  deux grands objectifs : (1) le peuplement de la colonie et (2) le contrĂ´le du territoire envahi. Il s’agit donc d’une immigration française d’invasion et de colonisation.

À la fin du Régime français, on estime à 25 000 le nombre de Français dans la colonie, comprenant les immigrants et les personnes nées sur place. Les catégories d’immigrants comprennent surtout des militaires, des engagés, des femmes, des prisonniers, des prêtres, des missionnaires et des esclaves.3 Les relations ethniques sont essentiellement constituées de rapports dominants-dominés, Français versus Autochtones, parfois alliés, souvent en conflit.

Si au dĂ©but de la colonie, jusqu’en 1706 selon Charbonneau et Landry4, on parle d’intĂ©gration des « Indigènes » et de « fusion des races », Ă  partir de 1706, il y a un revirement de la politique : on ne parle plus de politique d’intĂ©gration, mais d’interdiction de « mixage », les mariages des soldats avec les femmes autochtones Ă©tant interdits.

Le Régime français n’a été possible que grâce à une présence militaire française suffisamment forte pour prendre possession des terres autochtones. Même si pendant toute cette période, l’immigration française a été très faible, nous assistons à la genèse d’une société « française » dominée par des relations conflictuelles entre la majorité, les Français et les « minorités » autochtones.5

Le RĂ©gime anglais, 1760-1867 : l’immigration britannique et protestante

Durant cette pĂ©riode, la nature de l’immigration ne change pas : il s’agit toujours d’une immigration de peuplement et d’invasion. Ce qui diffère, c’est que le pouvoir change de main. Pour les nouveaux « maĂ®tres », la politique d’immigration doit continuer Ă  « gĂ©rer » le contrĂ´le des territoires contre la rĂ©sistance des Autochtones tout en favorisant la venue d’immigrants en provenance de la Grande-Bretagne.

Le groupe français, tout en constituant 99 % de la population (estimĂ©e Ă  65 000 en 1763), perd tout contrĂ´le sur l’immigration, contrĂ´le qu’il retrouvera seulement dans les annĂ©es 1960. Quant aux groupes autochtones, ils demeurent exclus du pouvoir politique reliĂ© Ă  l’immigration, pouvoir qu’ils n’obtiendront jamais par la suite, jusqu’à aujourd’hui.

La politique d’immigration sous le RĂ©gime anglais d’une part interdit l’immigration française et d’autre part pratique une politique d’assimilation des Canadiens français (on se rappelle le Rapport Durham en1839) et une de gĂ©nocide envers les populations autochtones.

Cette pĂ©riode voit donc le dĂ©but de l’immigration britannique et protestante en provenance de l’Angleterre et l’arrivĂ©e des loyalistes en provenance des États-Unis. On assiste Ă©galement au dĂ©but du 19e siècle Ă  des vagues d’immigrations irlandaise et Ă©cossaise. L’histoire de l’immigration durant cette pĂ©riode ne saurait occulter le sort fait aux immigrants dans les annĂ©es 1832-1927, alors qu’on les met en quarantaine Ă  Grosse-ĂŽle, dont la station fermera ses portes en 1937.

Enfin, dernier fait saillant de cette pĂ©riode : le QuĂ©bec connait un exode important vers les États-Unis. On estime Ă  près d’un million le nombre de personnes qui ont Ă©migrĂ© en Nouvelle-Angleterre entre 1840 et 1930.

La politique des prĂ©fĂ©rences ethniques : 1867-1960

Deux grands régimes migratoires ont caractérisé l’histoire de l’immigration au Canada et au Québec à partir de 1867. Le premier couvre la fin du 19e siècle et la première moitié du 20e siècle et se caractérise par son approche raciste quant aux critères de sélection et « assimilationniste » quant à la politique d’intégration. Les préférences ethniques favorisent en fait l’immigration britannique et américaine tout en fermant la porte aux populations noires et asiatiques.

Durant cette pĂ©riode, trois vagues migratoires vont toucher le QuĂ©bec. D’abord entre 1901 et 1920, le QuĂ©bec connait ses plus hauts taux d’immigration de tout le 20e siècle : cette pĂ©riode de forte immigration a en fait dĂ©butĂ© vers les annĂ©es 1880 et constitue ce qui est considĂ©rĂ© comme la première vague migratoire massive. Elle correspond Ă  une reprise Ă©conomique importante dans l’industrie manufacturière, dont la production s’accroit jusqu’aux annĂ©es 1930.

Elle correspond également au projet national de colonisation agricole et de peuplement de l’Ouest. Les deux groupes d’immigrants les plus importants durant cette période sont les Juifs et les Italiens. C’est aussi le début de la présence nouvelle de plusieurs groupes de l’Europe continentale, même si leur poids demeure relativement faible au Québec, contrairement aux régions de l’ouest du Canada.

La deuxième vague migratoire s’effectue dans une pĂ©riode de faible immigration (1921-1930). La baisse des niveaux d’immigration est liĂ©e Ă  trois facteurs : l’effet de la Première Guerre mondiale, le ralentissement de l’économie entre 1918 et 1922 et les fortes rĂ©actions anti-immigration de l’après-guerre en vogue partout au Canada et au QuĂ©bec.

L’immigration noire et asiatique, chinoise en particulier, continue Ă  ĂŞtre interdite. MalgrĂ© tout, le processus de diversification de l’immigration suit son cours avec l’arrivĂ©e croissante des groupes de l’Europe continentale : Ukrainiens, Polonais, Hongrois, Scandinaves, Finlandais, Hollandais, Italiens, Juifs.

Enfin, la troisième sous-pĂ©riode couvre les annĂ©es 1931-1950 : pendant environ 15 ans, l’immigration cesse. La crise Ă©conomique et la Deuxième Guerre mondiale viendront entretenir un courant nativiste dĂ©jĂ  important dans la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente. Pour certains, le Canada est suffisamment peuplĂ©, il n’a pas besoin d’immigrants et il ne pourrait plus en absorber davantage, en particulier les immigrants non britanniques.

Avec une immigration presque nulle, la composition ethnique se trouve donc figée pendant toute cette période. On note néanmoins la poursuite de la baisse de l’importance des Britanniques au Québec, baisse qui se poursuivra jusqu’à la fin du siècle. Les Juifs et les Italiens demeurent les groupes « autres » les plus importants.

Du point de vue de la politique d’immigration, le Québec intervient très peu. Par contre, les perceptions de l’immigration chez les élites québécoises demeurent négatives, concevant la politique canadienne comme un complot pour « noyer » le groupe canadien-français.

Comme dans la période précédente, la menace de l’immigration résulte d’une politique favorisant les groupes anglophones et l’arrivée importante d’immigrants anglo-protestants. La dualité ethnique et politique s’affermit durant cette période.

1960-1990 : Le QuĂ©bec devient un acteur clĂ© dans la politique d’immigration

Après la Deuxième Guerre mondiale, un nouveau rĂ©gime d’immigration est mis en place pour faire face aux transformations Ă©conomiques et politiques qui affectent la plupart des sociĂ©tĂ©s industrielles. Deux principes de base demeurent nĂ©anmoins inchangĂ©s : un principe politique affirmant la souverainetĂ© nationale en matière d’immigration et un principe Ă©conomique liant de façon beaucoup plus systĂ©matique l’immigration aux besoins nationaux, en particulier les besoins en main-d’œuvre.

Ce qui change radicalement, ce sont les mĂ©canismes permettant de combler ces besoins : les critères de prĂ©fĂ©rences ethniques laissent place Ă  des critères de qualifications professionnelles (capital humain) et la politique de laissez-faire en matière d’intĂ©gration des immigrants est remplacĂ©e par une politique gouvernementale explicite d’intĂ©gration qui, au Canada, prendra le nom de multiculturalisme, et au QuĂ©bec, d’interculturalisme.

Dans les annĂ©es 1960, le QuĂ©bec devient un acteur clĂ© dans la politique d’immigration, entre autres en crĂ©ant en 1968 le ministère de l’Immigration.

La deuxième moitiĂ© du 20e siècle se distingue radicalement des annĂ©es 1900-1960, non seulement par son nouveau rĂ©gime d’immigration, mais aussi par les nouvelles vagues migratoires qui accĂ©lèrent la diversitĂ© ethnique et font apparaitre la nĂ©cessitĂ© de la « gĂ©rer ». En particulier, le QuĂ©bec commence Ă  s’inquiĂ©ter de l’intĂ©gration linguistique des immigrants vers la langue anglaise, d’autant plus que le dĂ©clin rapide de la fĂ©conditĂ© vient Ă©branler l’équilibre dĂ©molinguistique.

Deux vagues migratoires sont notoires durant cette pĂ©riode. La première, couvrant les annĂ©es 1950-1975, correspond Ă  la reprise de l’immigration de l’après-guerre et, ce qui est nouveau pour le QuĂ©bec, Ă  des soldes de migrations internationales fortement positifs. Comme par le passĂ©, les changements dans la politique d’immigration amènent aussitĂ´t des changements dans la provenance de l’immigration.

Il y aura d’abord un déplacement des pays sources de l’Europe du Nord et de l’Ouest (dont la Grande-Bretagne) vers l’Europe du Sud, puis vers les pays de ce qu’on appelle alors le Tiers-Monde, jusqu’ici exclu. De plus, le Canada ouvre ses portes aux personnes déplacées et réfugiées en provenance de l’Europe de l’Est (Hongrois, Polonais, Tchécoslovaques).

Viendront s’ajouter au cours des annĂ©es 1970 les Asiatiques ougandais, les Chiliens, les Vietnamiens et les HaĂŻtiens. C’est la pĂ©riode oĂą dĂ©bute la diversification de l’immigration au Canada et au QuĂ©bec, diversification qui ira en s’accentuant jusqu’à aujourd’hui.

La pĂ©riode 1975-1985 en est une de rĂ©cession et les niveaux d’immigration au QuĂ©bec diminuent. Il faut attendre la fin des annĂ©es 1980 pour voir l’immigration redevenir importante et assister Ă  la deuxième vague migratoire qui voit dominer les flux migratoires en provenance des pays en dĂ©veloppement (communĂ©ment appelĂ©s les pays du Sud).

On assiste donc à un véritable renversement de tendance qui met en place un processus de modifications importantes dans les rapports majorités-minorités au Québec, d’autant plus que le Québec vit une révolution démographique accélérée avec une diminution importante de la natalité.

Dans ce nouveau contexte, le groupe « allophone Â»6 devient un enjeu important pour le QuĂ©bec, et les dĂ©bats autour de l’intĂ©gration linguistique des immigrants dominent la scène politique et aboutissent Ă  des ententes fĂ©dĂ©rales-provinciales donnant plus de pouvoir au QuĂ©bec et Ă  la mise en Ĺ“uvre de la politique linguistique du QuĂ©bec (loi 101) obligeant les enfants d’immigrants Ă  frĂ©quenter l’école française.

1990-2018 : au-delĂ  de la menace, l’option pluraliste

Au cours des pĂ©riodes prĂ©cĂ©dentes, l’immigration au QuĂ©bec a souvent Ă©tĂ© associĂ©e Ă  l’idĂ©e de menace : britannique et protestante d’abord, puis plus rĂ©cemment linguistique. Ă€ partir de 1990, on assiste Ă  une vĂ©ritable rupture avec cette notion de menace. Plusieurs faits saillants caractĂ©risent la pĂ©riode 1990-2018.

D’abord, en ce qui concerne le portrait statistique, le QuĂ©bec vit une pĂ©riode de forte immigration : les niveaux d’immigration sont passĂ©s d’environ 30 000 dans les annĂ©es 1990 Ă  environ 50 000 actuellement. Le pourcentage d’immigrants, qui Ă©tait de 9 % en 1996, atteint Ă  l’heure actuelle 14 % (recensement de 2016).

Les origines gĂ©ographiques des immigrants se sont considĂ©rablement diversifiĂ©es ; ils proviennent de plus d’une centaine de pays rĂ©partis dans toutes les grandes rĂ©gions du monde. Parmi les pays dominants, on retrouve HaĂŻti, la France et le Maroc. Le Liban a Ă©galement contribuĂ© de façon importante aux flux migratoires de la pĂ©riode. Enfin, les pays d’Asie font Ă©galement partie des vagues migratoires de la pĂ©riode.

Cela dit, c’est vraiment Ă  MontrĂ©al7 que se joue la carte de l’immigration : 9 immigrants sur 10 se retrouvent dans cette ville ; 1 personne sur 4 Ă  MontrĂ©al est nĂ©e Ă  l’étranger ; plus de 40 % des personnes sont soit immigrantes soit des enfants issus de l’immigration.

Le deuxième fait saillant est le rôle de plus en plus important de l’immigration temporaire au Québec (moins de 40 000 en 1986, près de 180 000 en 2017). Depuis quelques années, la part de l’immigration temporaire dépasse l’immigration permanente en ce qui concerne l’immigration économique. Les travailleurs temporaires comprennent des personnes qui obtiennent des permis de travail temporaires. Elles doivent retourner dans leur pays une fois le permis expiré.

Les critiques envers les programmes des travailleurs temporaires visent le fait que ceux-ci (1) n’ont pas accès à la résidence permanente, (2) sont rattachés à un employeur, (3) n’ont pas accès à la réunification familiale et (4) sont dans des situations vulnérables menant à des abus.

Troisièmement, c’est rĂ©solument la pĂ©riode qui voit se confirmer la diversitĂ© ethnique au QuĂ©bec et Ă  MontrĂ©al. En particulier, cette diversitĂ© s’exprime par la croissance des groupes de minoritĂ©s visibles. Ă€ MontrĂ©al, on estime le pourcentage de ces groupes Ă  23 % : les deux groupes les plus importants Ă©tant les Noirs8 et les Arabes. ReliĂ©e Ă  cette problĂ©matique de diversitĂ© ethnique et culturelle, la question de l’intĂ©gration Ă©conomique a Ă©tĂ© au centre des dĂ©bats sur l’intĂ©gration des immigrants.

De nombreuses Ă©tudes ont dĂ©montrĂ© que les groupes immigrants avaient plus de difficultĂ©s que les groupes « natifs » Ă  obtenir des emplois Ă  la mesure de leurs qualifications. Plusieurs facteurs ont Ă©tĂ© Ă©tablis pour expliquer cet Ă©tat de fait : la non-reconnaissance des diplĂ´mes et des expĂ©riences antĂ©rieures et la discrimination.

Du point de vue politique, la pĂ©riode 1990-2018 se distingue des pĂ©riodes antĂ©rieures par l’adoption en 1990 d’une politique d’immigration et d’intĂ©gration9 rĂ©solument orientĂ©e vers l’option « pluraliste ». Le pluralisme se dĂ©finit par la reconnaissance de la diversitĂ© et le dĂ©sir de la « gĂ©rer » de façon ouverte et inclusive.

Pour une première fois dans l’histoire de l’immigration au Québec, l’immigration n’est plus conçue comme une menace, mais plutôt comme un défi devant permettre aux groupes immigrants de contribuer de façon positive au développement du Québec moderne, y compris à la consolidation du français comme langue publique commune.

Il faut souligner que cette politique est demeurée incontestée pendant 12 ans, que ce soit sous des gouvernements libéraux ou péquistes. En 2012, le gouvernement péquiste de Pauline Marois a tenté de remettre en question le fondement de la politique d’immigration et d’intégration en mettant de l’avant son projet de Charte des valeurs.

MĂŞme si ce projet n’a pas eu de suite Ă  l’époque, et mĂŞme si l’ÉnoncĂ© de politique d’immigration et d’intĂ©gration est demeurĂ© le cadre politique officiel, les annĂ©es 2000 ont vu Ă©merger au QuĂ©bec des dĂ©bats importants sur la laĂŻcitĂ© et le port de signes religieux (en fait, le port du voile chez les femmes musulmanes).

Les débats ont culminé lors de la mise sur pied de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement raisonnable reliées aux différences culturelles (communément appelée Commission Bouchard-Taylor) en septembre 2007, à la suite de nombreuses interventions publiques et médiatiques contre les accommodements raisonnables.

Le rapport Bouchard-Taylor, dĂ©posĂ© en mai 2008, recommandait une laĂŻcitĂ© ouverte tout en proposant l’interdiction du port de signes religieux pour les personnes qui exercent un pouvoir de coercition (policiers, juges...). Le gouvernement libĂ©ral a dĂ©cidĂ© de ne pas donner suite au rapport. Au contraire, en 2015, le projet de loi 62 sur la neutralitĂ© religieuse renonçait Ă  interdire le port de signes religieux.

Un peu partout dans le monde, les annĂ©es 2000 voient Ă©merger des groupes d’extrĂŞme droite, voire des partis politiques qui prennent de plus en plus de place dans l’arène Ă©lectorale. Le QuĂ©bec ne fait pas exception : la tuerie Ă  la mosquĂ©e de QuĂ©bec (29 janvier 2017) indique que le QuĂ©bec n’est pas Ă  l’abri de courants islamophobes et la radicalisation devient une prĂ©occupation importante.

L’attentat rĂ©cent dans deux mosquĂ©es en Nouvelle-ZĂ©lande (15 mars 2019) montre qu’aucun pays n’est Ă  l’abri : la Nouvelle-ZĂ©lande est considĂ©rĂ©e comme un pays ouvert et accueillant et la population musulmane constitue Ă  peine 1 % de la population totale.

Bref, la fin de la pĂ©riode 1990-2018 voit l’effritement du consensus « pluraliste » mis en Ĺ“uvre au dĂ©but des annĂ©es 1990. L’immigration comme menace identitaire est revenue au centre des dĂ©bats et, comme on le verra en conclusion, a Ă©tĂ© largement Ă©voquĂ©e lors de la dernière campagne Ă©lectorale au QuĂ©bec (novembre 2018) et fait maintenant partie de l’approche lĂ©gislative du gouvernement de la Coalition Avenir QuĂ©bec (CAQ).

Depuis 2018 — l’immigration comme menace identitaire ?

L’option pluraliste adoptée par les gouvernements antérieurs (depuis 1990), qu’ils soient libéraux ou péquistes, est actuellement remise en question par le nouveau gouvernement de la Coalition Avenir Québec dirigé par François Legault. Déjà durant la campagne électorale de 2018, la CAQ avait tenu des propos proches des préoccupations identitaires.

Trois thèmes en particulier ont Ă©tĂ© largement exploitĂ©s par la CAQ : (1) la rĂ©duction du nombre d’immigrants (« en avoir moins pour mieux en prendre soin ») ; (2) la nĂ©cessitĂ© de « tester » les immigrants sur leurs compĂ©tences linguistiques et sur les valeurs « quĂ©bĂ©coises » (au risque de ne pas renouveler leur certificat de rĂ©sidence permanente) ; et (3) l’interdiction du port de signes religieux, en particulier le voile « islamique », interdictions qui vont au-delĂ  du rapport Bouchard-Taylor en incluant les enseignantes dans la liste des personnes en autoritĂ©.

Le projet de loi no 21, actuellement Ă  l’étude, vient confirmer ces orientations politiques et une conception de l’immigration comme menace identitaire.10

Victor PichĂ© est un sociologue-dĂ©mographe spĂ©cialisĂ© dans le domaine des migrations internationales. Jusqu’en 2006, il a Ă©tĂ© professeur au DĂ©partement de dĂ©mographie de l’UniversitĂ© de MontrĂ©al.

Cet article est apparu Ă  l'origine dans la revue Enjeux de l’univers social, volume 15, numĂ©ro 1, printemps-Ă©tĂ© 2015, p. 6-9. La revue est publiĂ©e par l’Association quĂ©bĂ©coise pour l’enseignement en univers social (AQEUS). 

L’association quĂ©bĂ©coise pour l’enseignement en univers social est une association qui regroupe au sein du mĂŞme regroupement autant ceux qui enseignent en univers social (primaire), qu’en histoire, en gĂ©ographie, en monde contemporain et en Ă©ducation financière (secondaire). Elle regroupe autant des enseignants que des conseillers pĂ©dagogiques, des enseignants du collĂ©gial, des didacticiens universitaires, des retraitĂ©s et des Ă©tudiants universitaires. Elle rĂ©pond ainsi au vĹ“u d’un grand nombre d’enseignants de retrouver sous la mĂŞme enseigne les disciplines et les programmes de l’univers social.


Quelques références

La synthèse prĂ©sentĂ©e ici est basĂ©e sur une documentation assez volumineuse que vous trouverez dans mes deux textes historiques :

PichĂ©, Victor (2003), « Un siècle d’immigration au QuĂ©bec : de la peur Ă  l’ouverture », dans Victor PichĂ© et CĂ©line Le Bourdais, Ă©d. La dĂ©mographie quĂ©bĂ©coise. Enjeux du XXIe siècle, Les Presses de l’UniversitĂ© de MontrĂ©al, 225-263.

PichĂ©, Victor (2011), « CatĂ©gories ethniques et linguistiques au QuĂ©bec : quand compter est une question de survie », Cahiers quĂ©bĂ©cois de dĂ©mographie, 40 (1) : 139-154.

Pour une histoire gĂ©nĂ©rale de l’immigration au QuĂ©bec, voir :

Berthiaume, Guy, Claude Corbo et Sophie Montreuil (dir.) (2014), Histoires d’immigrations au QuĂ©bec, Presses de l’UniversitĂ© du QuĂ©bec et Bibliothèque et Archives nationales.

Paul-AndrĂ© Linteau (2009), « L’histoire de l’immigration au QuĂ©bec depuis 1945 », Migrance 34 : 30-41.

Paul-André Linteau (2017), Une histoire de Montréal, Boréal.

Pour la pĂ©riode coloniale, voir :

Charbonneau, H. et Yves Landry (1979), « Les politiques dĂ©mographiques en Nouvelle-France », Annales de dĂ©mographie historique, 29-57.

Serge Courville (2002), Immigration, colonisation et propagande, Ă©ditions MultiMondes.

Sur l’exode vers les États-Unis, voir :

Bruno Ramirez (2003), La ruée vers le sud. Migrations du Canada vers les États-Unis, 1840-1930, Boréal.

L’histoire de l’immigration est souvent une histoire « blanche » et presque toujours racontĂ©e au masculin. Voici deux rĂ©fĂ©rences qui corrigent ces biais.

Sur l’histoire des Noirs :

Williams, D.W. (1998), Les Noirs à Montréal, VLB éditeur.

Sur l’histoire des femmes immigrantes :

Labelle, M., Turcotte, G., Kempeneers, M. et Meintel, D. (1987), Histoires d’immigrĂ©es, BorĂ©al.


Notes

1.     Également chercheur associĂ©, chaire Oppenheimer en droit international public, UniversitĂ© McGill (Ce texte est une synthèse et une mise Ă  jour de deux de mes textes historiques : PichĂ©, 2003 et 2011. On y trouvera toutes mes sources documentaires et bibliographiques, que je ne peux citer ici Ă  cause des limites d’espace.)

2.     Pour une synthèse du rĂ´le historique de l’immigration Ă  MontrĂ©al, voir Linteau, 2017.

3.     L’histoire de l’esclavage est gĂ©nĂ©ralement absente des livres d’histoire du QuĂ©bec. Elle mĂ©riterait d’ĂŞtre racontĂ©e.

4.     Charbonneau et Landry, « Les politiques dĂ©mographiques en Nouvelle-France », Annales de dĂ©mographie historique, 1979.

5.     Comme dans beaucoup de cas dans l’histoire, on peut ĂŞtre minoritaire tout en Ă©tant majoritaire sur le plan dĂ©mographique. Il vaudrait mieux parler alors de groupes « minorisĂ©s ».

6.     Le groupe « allophone » fait rĂ©fĂ©rence aux personnes qui ne parlent ni français ni anglais, que ce soit la langue maternelle ou la langue parlĂ©e Ă  la maison.

7.     Quand je parle de MontrĂ©al dans mon texte, il s’agit du Grand MontrĂ©al ou le MontrĂ©al mĂ©tropolitain.

8.     Ironie de l’histoire : rĂ©duites Ă  l’esclavage durant le rĂ©gime français, interdites d’entrĂ©e jusqu’aux annĂ©es 1960, les populations noires constituent actuellement le premier groupe de minoritĂ©s visibles Ă  MontrĂ©al. Comme pour l’esclavage, l’histoire du racisme au Canada et au QuĂ©bec est absente des livres d’histoire.

9.     Gouvernement du QuĂ©bec, Au QuĂ©bec pour bâtir ensemble. ÉnoncĂ© de politique d’immigration et d’intĂ©gration, 1990.

10.     J’ai abordĂ© ces questions dans mon blogue « Parlons immigration » dans le journal MÉTRO de MontrĂ©al (en ligne).

Relié à Colonisation et immigration